« Hypocrite lecteur, mon semblable, mon frère ! » : le roman populaire du XIXe siècle et de la Belle Époque entre manichéisme et mauvaise foi - Université de Limoges Accéder directement au contenu
Chapitre D'ouvrage Année : 2015

« Hypocrite lecteur, mon semblable, mon frère ! » : le roman populaire du XIXe siècle et de la Belle Époque entre manichéisme et mauvaise foi

Résumé

« Le génie du mal a recruté une armée de poètes et de romanciers dont le talent a contribué plus qu'on ne le pense à l'explosion des révolutions qui sont venues périodiquement affliger la France. […] Nous considérons comme perdus pour la double cité du ciel et de la terre ceux qui lisent certains romans que tout le monde désigne… » Comme en témoigne ce prospectus alarmiste diffusé en 1853 par les éditeurs de la Bibliothèque des poètes et romanciers chrétiens, stigmatisant le roman populaire et son influence éminemment vénéneuse, les fictions de grande consommation ont été dès la « querelle du roman-feuilleton »1et l'avènement de « la civilisation du journal », autrement dit dès l'entrée de la littérature dans l'ère médiatique et de la culture-marchandise, accusées de pervertir les lecteurs (et surtout les lectrices !) sous couvert de les divertir. Ce discours véhément de prophylaxie sociale et morale, dont l'abbé Bétlhéem se fera une spécialité au début du XXème siècle avec sa célèbre sélection commentée Romans à lire et à proscrire, sera repris inlassablement par les élites de tous bords jusqu'à la fin du XXe siècle, les progressistes laïques puis les marxistes s'entendant au moins sur un point avec les chrétiens les plus intransigeants3: le roman populaire est aliénant car il égare et mystifie ; le roman populaire est dangereux car il flatte la « folle du logis » et stimule les fantasmes, donc favorise l’émergence d’une identité perverse chez le lecteur pris dans les rets du romanesque. Ces mêmes récits plébiscités par le grand public ont été en revanche ultérieurement épinglés pour leur manichéisme, dispensant en même temps que « l’espoir et la consolation » un prêt-à-penser / prêt-à-rêver fondé sur une vision archaïque : conséquemment, dans le roman populaire riche en péripéties, par delà le ballet des déguisements, des quêtes ou usurpations d’identité, les bons sont bons, les méchants sont méchants, autrement dit le lecteur ne devrait pas être troublé par l’identité perverse de personnages ambigus mais au contraire conforté dans son axiologie par le dévoilement de l’identité véritable, quand tombent les masques et que les identités temporairement perverties – donc, conformément à l’étymologie du latin pervertere, mises sens dessus dessous – se retrouvent au dénouement rétablies. Stricto sensu, l’identité des personnages dans le roman populaire du XIXe siècle et de la Belle Epoque n’apparaîtrait donc pas perverse en dernière instance, même si fréquemment des suborneurs ou des infâmes, voire des pervers, s’emploient à pervertir les identités avant d’être châtiés. (Qu’il soit clair que mon propos ne raisonne que sur ce corpus, et que les hypothèses ici présentées, si elles demeurent probablement valables pour une large part pour les fictions populaires multimédiatiques ultérieures, devraient être fortement nuancées dès lors qu’on s’attacherait à des récits plus récents, en particulier par exemple aux séries télévisées contemporaines construites autour de héros ambivalents : Desperate housewives, Dexter, Mad men, Doctor House...) En me fondant sur les travaux de quelques illustres prédécesseurs ou partenaires de recherche au long cours, pionniers dans le défrichement du roman populaire et de ses genres (Jean-Claude Vareille, Umberto Eco, Daniel Couégnas, Paul Bleton, Matthieu Letourneux) et en y mêlant quelques considérations de mon cru, je tenterais aujourd’hui à gros traits de rendre raison de ce paradoxe, selon lequel le récit paralittéraire pourrait pervertir le lecteur lors même qu’il déploierait un « système « pansémique », redondant, marqué par la polarisation idéologique » (critère 3 du « modèle paralittéraire » proposé par Couégnas dans son ouvrage fondamental4). Pour ce faire, je prendrai pour fil directeur de mon propos la représentation des figures criminelles dans le roman populaire français de 1840 à 1914 et leur recours à la dissimulation de leur identité, avec pour terminus la spectaculaire floraison au début du XXe siècle de la cohorte prestigieuse des « voleurs de visages » tels qu’Arsène Lupin, Chéri Bibi et surtout Fantômas, « l’Insaisissable, le Maître de l’effroi ». Avec ce dernier « génie du crime » et la mascarade définitive qu’il impose sur l’identité, on pourra peut-être alors saisir emblématiquement que la séduction du jeu romanesque tient au miroir que tend cette « feintise ludique partagée »6 aux fantasmes du lecteur.

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Origine : Fichiers produits par l'(les) auteur(s)

Dates et versions

hal-02437764 , version 1 (13-01-2020)

Identifiants

  • HAL Id : hal-02437764 , version 1

Citer

Jacques Migozzi. « Hypocrite lecteur, mon semblable, mon frère ! » : le roman populaire du XIXe siècle et de la Belle Époque entre manichéisme et mauvaise foi. Flocel Sabaté. Perverse identities. Identities in conflict, Peter Lang, 2015. ⟨hal-02437764⟩
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