, quoique la présence de ces différents motifs cesse dans mon esprit, la chaleur en reste au fond de mon coeur ; elle y subsiste à mon insu, elle y agit, elle y travaille, même tandis que l'engagement de l'homme avec l'ouvrage s'exerce dans toute sa violence 27

, à durer auprès de la postérité : ce motif contribuerait largement à la mobilisation de ses forces et à son efficacité poétique. Loin d'être un indice de vanité, il s'apparenterait à la volonté d'être utile à ses concitoyens tant par des « sentiments élevés », que par la capacité d'idéalisation du modèle que l'on a en tête (« haute opinion de la chose que je tente »). C'est ce sur quoi il serait jugé ensuite par les siècles futurs. Ainsi Diderot déplace le critère esthétique de l'oeuvre, de ses effets sur le public (impossibles à vérifier), vers l'intention du créateur (toujours vérifiable selon ses sources, ses références, sa mise en oeuvre). C'est de cette façon qu'il se libère de l'ancienne théorie qui

, Diderot s'interroge à nouveau sur les conditions d'élaboration d'une « belle page », et montre sa supériorité sur la « belle action » : Et puis permettez, madame, que je défende un endroit de cet écrit que mon ami M. Grimm a attaqué, c'est celui où j'avance qu'il est plus aisé de faire une belle action qu'une belle page. J'y ai pensé, et voici mes raisons. Il y a des âmes fortes et courageuses parmi les barbares peut-être plus que parmi les peuples policés ; on y fait de belles actions, et il s'écoulera des siècles avant qu'on y sache écrire une belle page. Vixere fortes ante Agamemnona multi, sed omnes urgentur illacrymabiles ignotique longa nocte, carent quia vate sacro? 28 Multi, longa nocte, entendez-vous ? On n'écrit point une belle page sans goût et sans un goût pur et grand, et le goût est chez toutes les nations le produit d'un long intervalle de temps. Oui, malgré tout ce qu, Plus tard, dans un texte inédit que l'édition Assézat-Tourneux assimile à un fragment de lettre adressé à la princesse Daschkoff

, montre l'évolution d'une pensée qui s'intéresse progressivement davantage au Beau qu'au Bon, quel que soit l'art que l'on désigne. Il est symptomatique d'ailleurs qu'elle s'exerce sous la forme d'une lettre adressée à un (e) amie cher (e), dans le prolongement de la relation affective qui a préludé à son élaboration. Elle n'en montre que mieux comment, Cette réflexion, postérieure à la rédaction de l'essentiel des lettres à Sophie conservées, pp.1759-1774

, À Falconet, 5 août 1766, dans Diderot, OEuvres, éd. Laurent Versini, t. 5, Correspondance, pp.660-661

, Que de héros sont nés avant Agamemnon ! / Personne ne les pleure, et leur gloire muette / Dort dans la nuit épaisse où se cache leur nom

, La lyre d'un poète » (Odes d'Horace, Ode IX à Lollius, liv. IV, v. 25 et sq, trad. Doyen, Troyes, Bouquot, 1853, pp.264-265

O. Diderot, . Assézat-tourneux, and . Iii, XI avant JLF d'apparaître toujours plus vertueux 30 comme un ami/amant sublime, il s'agit pour l'artiste, de façon inconsciente, ou mieux, inadvertante 31 , de perfectionner le maniement de sa plume (« ce n'est pas au courant de la plume qu'on fait une belle page ») -tandis que l'être idéal pour lequel il travaille s'incarne sous les traits d'une « Sophie », d'un ami artiste, d'une princesse respectée. Dans le cas précis de Sophie, l'épistolier avait-il conscience, à ce moment-là, que la « dame » de ses pensées fournissait déjà l'allégorie quasi platonicienne de son idéal, dont certaines des métaphores utilisées dans la lettre pouvaient donner l'idée ? Combien je redouterais le vice, quand je n'aurais pour juge que ma Sophie, fragment placé à la fin du Plan d'une université pour le gouvernement de Russie (LEW. t, vol.545, p.30

, ? et dont les verbes utilisés pour désigner la naissance de cette relation, s'apparentaient déjà à l'acte de création

. Ah-si-c'était-À-recommencer-!-c'est-un-mot-de-repentir and . Qu, on a perpétuellement à la bouche ; et que j'ai dit de tout ce que j'ai fait, excepté, chère et tendre amie, de la liaison douce que j'ai formée avec vous

. Cet-amour, se métamorphose post-mortem en chef d'oeuvre sous l'effet de cette postérité rêvée. L'acte de séduction s'y exprime désormais, non plus seulement en direction de Sophie, cette dame du temps jadis, mais de tous les amants comme témoignage et modèle amoureux d'un « Art d'aimer ». Il s'y conjugue avec l'acte de conservation d'une vie qui s'est voulue exemplaire. Car pour l'honneur et le plaisir de sa belle, Diderot a choisi et amassé le meilleur de lui-même

, J'aime à vivre sous vos yeux, et je ne me souviens que des moments que je me propose de vous écrire, p.333

, qui les a, sinon préparées pour la publication, du moins relues plume en main 32 pour y effectuer une dernière censure peut-être, La belle page -les belles pages -sont désormais inscrites et partiellement validées par leur auteur

«. , Je ne tuerai pas non plus une puce, sans vous en rendre compte, p.401

. Voir-le-titre-de-notre-postface, Lettres à Sophie Volland, l'oeuvre inadvertante, pp.665-667

, ces conditions qu'on peut, avec Sainte-Beuve, donner aux correspondances une place de choix dans l'oeuvre d'un auteur, non seulement comme miroir d'une vie ou document secret sur sa personnalité, mais comme création personnelle, comme autoportrait soigneusement composé à des fins tant séductrices que testimoniales. Paradoxalement les correspondances d'écrivains, en plaçant le destinataire premier dans la position d'un lecteur futur, permettent d'accorder Sainte-Beuve avec le Contre Sainte-Beuve de Marcel Proust. À l'instar de tous leurs livres, elles possèdent cette double profondeur, reflétant à la fois la vie réelle et la vie rêvée des auteurs, mais plus particulièrement leur face cachée, car comme ces livres, « [Elles] sont l'oeuvre de la solitude et les enfants du silence 33 ». Proust reconnaîtra lui-même tardivement la valeur extrême des grandes correspondances au sens où, à la manière même de son oeuvre, elle se sont efforcé de fixer, Voir sur ce sujet l'analyse très précise de Michel Delon, « La circulation de l'écriture dans les Lettres à Sophie. Dans Diderot -Autographes, copies, éditions, sous la direction de Béatrice Didier et Jacques Neefs, Paris, Presses universitaires de Vincennes, coll. « Manuscrits modernes, pp.131-141, 1986.

, Cette femme qui, en passant par tant de milieux vraiment distingués, a gardé pourtant dans sa parole un peu de la verdeur de la parole d'une femme du peuple [?], l'eau me vient à la bouche de la vie qu'elle me confesse avoir menée là-bas [?] où, dans le salon si vaste qu'il possédait deux cheminées, tout le monde venait avant déjeuner pour des causeries tout à fait supérieures, mêlées de petits jeux

À. ,

O. Richard-pauchet,

, « Les enfants du silence ne doivent rien avoir de commun avec les enfants de la parole, les pensées nées du désir de dire quelque chose, d'un blâme, d'une opinion, c'est-à-dire d'une idée obscure, Contre Sainte-Beuve, p.303

M. Proust, À la Recherche du temps perdu, éd. Pierre Clarac et André Ferré, p.713

P. Jean-paul, Sartre porte sur les correspondances, dont il exclut toutefois, ce qui est symptomatique, notre corpus diderotien

B. Simone-de, Vous m'écriviez, quand nous étions séparés, des lettres immenses

. Qu, est-ce que ça représentait pour vous ces lettres

J. , Mais je n'écris plus de pareilles lettres parce que je sais qu'un écrivain, on imprime ses lettres, et je trouve que ça n'en vaut pas la peine, pp.253-254