Signes, symboles, écritures : l’Intelligence Économique décryptée par la sémiotique - Université de Limoges Accéder directement au contenu
Ouvrages Année : 2019

Signes, symboles, écritures : l’Intelligence Économique décryptée par la sémiotique

Nicole Pignier
  • Fonction : Directeur scientifique
  • PersonId : 914982

Résumé

Introduction au dossier Définie comme « l’ensemble des actions coordonnées de recherche, de traitement et de distribution en vue de son exploitation, de l’information utile aux acteurs économiques » (MARTRE, 1994), l’Intelligence économique met en question les relations entre information et communication qu’avait précisées Daniel BOUGNOUX dans les années 2000. En effet, pour ce dernier, tandis que l’information s’inscrivait dans un temps long selon plusieurs étapes de documentation avec recherche, tri et recoupement de données relatives à un événement puis d’une rédaction d’un texte définitif destiné à être publié, la communication s’inscrit dans l’espace, reliant les gens par des dispositifs médiatiques générant une co-présence. Mais l’avènement des TIC s’accompagnant d’une accélération, court-circuitant le processus de médiation nécessaire à une documentation-argumentation, synthèse, « le triomphe apparent de l’information, devenue immédiate, la renverse en son contraire, la communication, en produisant à la réception des messages, une audience otage excitée et participative, mais peu renseignée […] » (BOUGNOUX, 2006 : 88). L’intelligence économique (IE) se donne, selon Martre, une mission de médiation visant à élaborer une information documentée, traitée, rédigée, synthétisée, argumentée, pour permettre aux organisations de se renseigner efficacement, sans toutefois s’immerger dans les flux de l’information immédiate disponible tous azimuts. Ce faisant, au lieu d’opposer information et communication et/ou de les rabattre l’une sur l’autre, l’IE travaille ces deux processus de concert. En tant que politique publique, elle aurait en effet pour enjeu de préserver le « patrimoine de l’entreprise » et de générer « une vision partagée » de ses orientations stratégiques propice à son développement (MARTRE, 1994). En somme, l’intelligence économique ré-informe de l’information, la ré-énonce, produisant de nouveaux énoncés dans l’intention de relier les acteurs de l’entreprise, de les faire tenir ensemble. La sémiotique invite, via le concept d’énonciation, à porter attention au processus qui permet l’articulation de l’information et de la communication. L’énonciation désigne en effet la manifestation des énoncés leur permettant de se donner à percevoir et de circuler dans la vie sociale (Greimas, 1979). Jacques FONTANILLE et Claude ZILBERBERG rappellent que l’énonciation constitue un acte concret de manifestation textuelle et médiatique consistant à ancrer le symbolique dans la vie sociale pour rendre les signes perceptibles et interprétables : [L]’énonciation est une praxis dans l’exacte mesure où elle donne un certain statut de réalité […] aux produits de l’activité de langage : la langue se détache du « monde naturel » mais la praxis énonciative l’y plonge à nouveau, faute de quoi les actes de langage n’auraient aucune efficacité dans ce monde-là. Il y a bien deux activités sémiotiques, les activités verbales et les activités non-verbales, mais elles relèvent d’une seule et même « praxis » (FONTANILLE et ZILBERBERG, 1998 : 128). L’énonciation, en l’occurrence, concerne les choix des genres, du design d’information à savoir l’orchestration des visuels, textes linguistiques, l’usage de la cartographie, la visualisation de données, mais aussi les processus de textualisation, entendons par là la structuration de l’énoncé au sein des espaces de perception. L’énonciation concerne également les choix discursifs d’embrayage, de débrayage, les choix des supports matériels d’écriture et de circulation - revue, journal en version papier ou numérique -. Quels liens y-a-t-il entre ces processus de formalisation, de manifestation, ce dessin pourrait-on dire, et le dessein à savoir la visée pratique mais aussi éthique de l’intelligence économique ? Sur quelle conception du mieux-être économique se fonde l’IE ? En quoi cette visée éthique s’inscrit-elle dans une forme de vie sociale ? Le design énonciatif fondé sur l’alliance d’un dessin - de formes - et d’un dessein, - de visées, d’intentionnalités - (PIGNIER, 2017) interpelle le sémioticien, dans une ouverture interdisciplinaire et principalement en Sciences de l’Information et de la Communication ainsi qu’en Sciences du Langage. La Revue Internationale d’Intelligence Économique consacre pour la première fois un numéro au design énonciatif de son champ disciplinaire. Ce dossier interroge les stratégies d’écriture, d’énonciation mobilisées par les acteurs de l’intelligence économique. Il questionne plus particulièrement les émergences, via les procédés énonciatifs, d’une représentation morale (au sens de mœurs, valeurs) et imaginaire, ce que l’on appelle l’ethos (BOUTAUD, 2015 ; PIGNIER, 2008). En quoi les choix énonciatifs de l’IE composent-ils avec une forme de vie, dans sa conception modale, socio-modale (MACE, 2016) ? Dans quelles mesures le processus énonciatif invite-t-il les organisations à s’identifier à cet ethos, cette forme de vie qui figurent les acteurs de l’intelligence économique et leur donnent corps ? Le design énonciatif, invitant à travers l’ethos à créer un lien entre énonciateurs, -acteurs de l’intelligence économique - et co-énonciateurs – les clients, les acteurs des organisations-, génère-t-il potentiellement des innovations et/ou standardisations, conformismes doctrinaux ? Relève-t-il, comme on l’entend parfois, de la propagande ? Au fil des articles et interviews qui constituent ce numéro, certaines thèses communément admises sont mises à l’épreuve. La première est le pouvoir d’influence des mots et des éléments de langage. Depuis Socrate, l’idée que la réalité n’a de sens que celui qu’on lui donne prioritairement par le langage traverse les siècles et se retrouve entre autres dans les stratégies d’influence de l’IE (HUYGUES, 2015 ; GLOAGEN, 2012). Dans une étude portant sur l’énonciation de la Responsabilité Sociale et Environnementale (RSE) au sein du groupe Bel, Carine DUTEIL et Christine FEVRE-PERNET précisent les interrelations tissées par Bel entre les actes et les mots. Partant du principe que dire n’est pas forcément agir, le groupe propose une diversité d’actions concrètes à ses fournisseurs telles que des formations, des contrats à long terme, des prêts, des assurances santé, des services financiers. L’ensemble fonde une énonciation par le faire. La célèbre formule du linguiste John Langshaw AUSTIN « Quand dire, c’est faire » (AUSTIN, 1991) désignant la performativité de certains actes de langage tels que « je te promets », « je te jure », « je vous marie », … est ici retournée en un « Quand faire, c’est dire ». Une manifestation d’un discours par le faire qui vise à lier les acteurs en interne, à faire monde donc au sein du groupe Bel. Cette stratégie énonciative répond finalement à ce que dit Arnaud LELIEVRE, expert en IE, dans une interview qu’il nous a accordée dans ce dossier ; selon lui, les discours propres à la RSE ne trouveront de résonance que s’ils sont portés par la mise en place d’actions innovantes ; « Il n’y a pas de toute puissance des mots », rappelle-t-il pour nuancer le pouvoir du langage. Il s’agit là d’une invitation à énoncer par le faire et à faire pour énoncer. La seconde thèse mise à l’épreuve est celle de la puissance d’innovation de l’IE. Une simple requête sur les moteurs de recherche intégrant les mots-clés « innovation et intelligence économique » met en valeur par la quantité des résultats un couple lexical semblant aller de soi ; l’intelligence économique force d’innovation, l’intelligence économique au service de l’innovation comme l’exprime le titre d’un ouvrage (COUTENCEAU, 2014). Si l’innovation est un changement de paradigme (SADIN, 2016), une nouvelle manière de « faire monde », peut-on par exemple affirmer que la RSE est en rupture énonciative avec l’ethos exclusivement épique du compétiteur que véhicule l’IE en général ? Elena SEKHNIACHVILI-KOMPERDRA précise comment le Crédit Mutuel et BNP Paribas construisent au fil de leur discours sur la RSE dans leur site web, un ethos du « Nous ensemble, en commun ». L’association multimodale des textes linguistiques et des visuels met la figure du client au cœur du discours, promettant l’esprit du dialogue et du bien commun. Mais cette stratégie énonciative manifeste-t-elle un changement de paradigme de l’IE ou plutôt une simple déclinaison stratégique de la compétition guerrière, ce qui reviendrait plutôt à parler de disruption que d’innovation ? Dans le cas du Crédit Mutuel, on peut dire que la RSE se veut innovante par rapport à l’ethos habituel de l’IE ; les actions proposées dans le cadre de la RSE entrent en résonance avec la structuration sociétaire de l’entreprise et manifestent une relation à l’économie davantage sur le mode du partage de l’espace décisionnel, de l’interaction par ajustement entre les clients-sociétaires, le territoire, l’entreprise. Pour BNP Paribas, en revanche, même si des actions sont menées en faveur de l’insertion sociale, du développement des énergies renouvelables, l’entreprise reste le sujet d’action qui propose des services, dispose du pouvoir de décisions duquel sont exclus les clients. On conserve une relation verticale entre l’entreprise et ces derniers, un mode de faire épique, de conquête « pour créer de la richesse et améliorer [ses] performances » . La RSE est d’ailleurs présentée comme « un atout de compétitivité indéniable pour une entreprise » alors que sur le site du crédit Mutuel, elle est présentée comme invitation à une interaction par ajustement continu et réciproque entre l’organisation et le milieu dans lequel elle évolue : « Par notre Responsabilité Sociétale d'Entreprise nous nous attachons à rassembler et à mettre en osmose les fondamentaux coopératifs du Crédit Mutuel tels que démocratie et proximité, entraide et solidarité, engagement économique et social sur son territoire » . Dans le cas de BNP Paribas, il semblerait donc que l’IE n’innove pas mais plutôt qu’elle fasse preuve de disruption ; le paradigme de la concurrence guerrière se décline simplement via un nouveau moyen qu’est la RSE. Dans le cas du Crédit Mutuel, l’IE innove en changeant de paradigme ; le mieux-être économique se fonde sur une visée éthique de la coopération, de l’ajustement. Ce changement éthique de l’IE amène à redéfinir l’interrelation entre acteurs pour dessiner leur coprésence coopérative. Ainsi que l’explique Eric LANDOWSKI, sous le régime de l’ajustement, « aucun des acteurs ne planifie exactement à l’avance ce qui devra résulter de l’interaction avec son partenaire. […] Du point de vue des possibilités d’émergence d’effets de sens inédits, cela constitue à soi seul une libération ! » (LANDOWSKI, 2005). Dans le cas de BNP Paris bas, on reconnaît une attente, une volonté du public, une attente sociétale, celle de la RSE mais cette reconnaissance ne se veut en réalité qu’un moment nécessaire en vue de dominer. Il s’agit alors d’une interaction par manipulation (LANDOWSKI, 2005). L’énonciation des acteurs de l’IE est souvent fondée sur une force de réitération, de répétition plutôt que sur une force d’innovation alors même qu’IE et innovation sont annoncées comme allant de pair. C’est ce que précise Gérard CHANDES. Les intitulés des liens promus par différents moteurs de recherche lors des requêtes avec l’expression « IE » manifestent un système énonciatif puissamment structuré, celui d’une pensée stratégique et concurrentielle commune au champ de la guerre et de la communication. La veille y est appréhendée comme l’état de vigilance nécessaire, c’est-à-dire la collecte par des éclaireurs de l’information utile à la conduite ultérieure des opérations destinées à conquérir la place. Anne BEYART-GESLIN souligne également mais à partir du design de sites web d’acteurs en IE cette énonciation de la doxa fondée sur une ligne de force reconnaissable sans ambiguïté, relevant des lieux communs afin de garantir un avenir avec le moins possible d’incertitude. Son article souligne d’ailleurs le recours à des designs d’interface « prêts à porter » du CMS Wordpress. On retrouve majoritairement des vues panoptiques où prime le contrôle de l’espace urbain, où le bleu, couleur « céleste », produit un effet concentrique susceptible de renforcer l’idée d’une extériorité construite et traduit la plus grande distance. Ainsi peut émerger le sentiment de sécurité. Cette forme de vie guerrière, puissamment inscrite dans la stabilité de la doxa fait émerger et manifeste tout à la fois un troisième régime d’interaction, celui de la programmation où tout doit être réglé par avance, sans l’ombre d’un risque, où l’organisation doit se maîtriser mais aussi maîtriser les possibles partenaires, concurrents, clients. Ce mode d’interaction manifeste une forme de vie radicalement déterministe comme l’écrit Eric LANDOWSKI (LANDOWSKI, 2005). Peu d’innovation donc dans l’énonciation propre au champ de l’IE. Ce constat fait pleinement écho à celui de Vincent LAGARDE, formateur en IE, pour qui même les milieux alternatifs ont abdiqué dans leur capacité à innover lexicalement, invitant chacune et chacun à tout gérer, y compris sa sensibilité, sa vie privée. L’IE semble prise au piège de sa propre force guerrière, incapable selon l’interviewé de s’ouvrir aux aspirations et aux mondes des entreprises, fermée dans un monde en décalage avec les faits. De même, Arnaud LELIEVRE relève ce paradoxe de l’IE qui parle d’innovation et reste figée dans l’ « aseptisation des discours ». Mais finalement, s’agit-il vraiment d’un paradoxe ? Les deux interviewés rappellent l’ancrage de l’IE dans le monde des techniques militaires d’espionnage ; le monde qu’elle dessine, fondé sur la concurrence, l’affrontement, s’il correspond à la violence de l’environnement économique actuel, ne correspondrait plus au dessein de nombreuses organisations. L’IE serait-elle en quête de légitimité ? C’est ce que pointe la contribution de Sandra MELLOT. Questionnant l’énonciation économique territoriale (ET), elle constate une quête d’un nouvel ethos via la mobilisation des dispositifs numériques tels que les réseaux sociaux, des plateformes et des applications dédiées. La mobilisation de genres dynamiques comme les cartographies « sur mesure » que l’usager peut construire en croisant les données de son choix en lien avec un territoire précis met en tension le global et le local, l’abstrait des données et le concret de la manipulation cartographique. Une tension est à l’œuvre entre la distance propre aux données, veilles économiques et la mise en figure « sur mesure ». Sandra MELLOT relève plusieurs voies/voix énonciative au sein de l’ET faisant émerger soit un ethos de la documentation visant l’exhaustivité des informations sur un territoire donné, soit un ethos pédagogique visant la facilité d’exploration de la part de l’usager, soit un ethos du bricolage mettant en relation l’usager et un territoire donné via le dessin de cartes. Dans tous les cas, l’aspect performatif du parcours est rendu possible par le faire cartographique numérique. Les opérations de sélection, croisement, permettent d’articuler faire pour dire, dire pour faire. Mais cette quête de légitimité suffit-elle à l’IE pour changer de paradigme et s’ouvrir au monde des autres ? Bibliographie AUSTIN, J-L, Quand dire, c’est faire, Traduction et introduction de Gilles Lane, Editions du Seuil, 1991 BERTIN, J, Sémiologie graphique, Les diagrammes, les réseaux, les cartes, Editions de l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences, 1967[1999]. BOUGNOUX, D, La Crise de la représentation, Paris, La Découverte, 2006. BOUTAUD, J-J (Dir.), Sensible et communication, Londres, Editions ISTE, Londres, 2015. BROOKS, P, Reading for the plot. Design and Intention in Narrative, Cambridge & London, Harvard University Press, 1984. COUTENCEAU, C (coord.), L’intelligence économique au service de l’innovation, Edts Eyrolles, 2014. FONTANILLE, J et ZILBERBERG, C, Tension et signification, Sprimont, Mardaga, « Philosophie et Langage », 1998. GLOAGEN, P, (coord.), Le guide du routard de l’intelligence économique, Hachette, Paris, 2012. GREIMAS, A-J et COURTÉS, J, Dictionnaire raisonné de la théorie et du langage, Paris, Hachette, 1993, [1979]. HUYGUES, F-B, « IE et techniques d’influence », 2015, https://www.huyghe.fr/actu_256.htm. LANDOWSKI, E, Les interactions risquées, Nouveaux Actes Sémiotiques, n° 101, 102, 103. Presses Universitaires de Limoges, 2005. MACE, M, Styles. Critique de nos formes de vie, Paris, Gallimard, 2016. MARTRE, H, (dir.), Intelligence économique et stratégie des entreprises, Travaux du groupe présidé par Henri Martre, La Documentation française, 1994. PIGNIER, N, Le Design et le Vivant. Cultures, agricultures et milieux paysagers. Paris, Connaissances et Savoirs, 2017. PIGNIER, N, DROUILLAT B, Le webdesign. Sociale expérience des interfaces web, collection « Forme et sens », Paris, Lavoisier, 2008. SADIN, E, La silicolonisation du monde, l’irrésistible expansion du libéralisme numérique. Montreuil, Éditions L’échappée, 2016.
Fichier non déposé

Dates et versions

hal-02490881 , version 1 (25-02-2020)

Identifiants

  • HAL Id : hal-02490881 , version 1

Citer

Nicole Pignier (Dir.). Signes, symboles, écritures : l’Intelligence Économique décryptée par la sémiotique. 11/2019 (1), 2019, Signes, symboles, écritures : l'intelligence économique décryptée par la sémiotique, 9782360930203. ⟨hal-02490881⟩
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